Entretien avec Rémy Héritier
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RÉMY HÉRITIER - Les origines sont maintenant assez lointaines, elles ont 10 ans pile. En 2013, j’ai fait une résidence de recherche aux États-Unis sur les traces du voyage de 1895-1896 de Aby Warburg. Le sud-ouest américain de son voyage correspond à quelques-uns des sites importants du Land Art Américain. Par un détour, je suis allé à Marfa au Texas visiter la fondation de Donald Judd, la Chinati Foundation. Il a décidé au milieu des années 70, d’y exposer son travail et ceux d’autres artistes de cette même génération de manière permanente, en opposition au format des expositions habituelles de 1 à 3 mois. Et aussi, ainsi envisager des questionnements in situ des œuvres. J’ai eu envie de transposer cette question à la danse rapidement : quelle serait la permanence d’une œuvre chorégraphique ? Je n’ai pas pensé à ça directement, j’ai laissé passer quelques années. En même temps dans ce voyage d’étude, je suis allé voir notamment Spiral Jetty de Robert Smithson et Double Negative de Michael Heizer. Il se trouve que les deux œuvres, sans parler de leur contenu ou de ce qu’elles représentent, sont conçues de deux manières très différentes. Une Spiral Jetty, qui a été conçue par Robert Smithson pour accueillir le temps qu’il fait et le temps qui passe sur l’œuvre sans nécessité de restauration, si l’œuvre se transforme. C’est un de ses axes de travail : il définit l’entropie dans ses écrits. De l’autre côté Michael Heizer, avec Double Negative, il a fait une tranchée dans une mesa dans le Nevada. Une tranchée chirurgicale faite avec d’énormes machines, mais quand même chirurgicale à l’échelle du désert. Il se trouve qu’il a suffi de très peu d’année pour que cette tranchée s’éboule. Selon l’avis d’Heizer elle était à restaurer, elle n’était plus sa pièce, plus ce qu’il voulait. Il voulait la bétonner, et en allant sur place on comprend sa logique : on a un éboulis et non plus une saignée enchante. C’est la question de l’entropie, qui m’a aussi amenée à Une danse ancienne. Comment faire qu’une danse reste ce qu’elle est, malgré ou avec le temps qui passe et le temps qu’il fait.
Puis il y a eu une troisième question que j’ai ramené, qui est beaucoup plus liée à Aby Warburg et au Rituel du serpent. Quand il est parti au Nouveau Mexique, à Oraibi à côté de Flagstaff, il est resté beaucoup de temps là-bas et il n’a jamais vu le fameux rituel du serpent. Pourtant il a écrit dessus une vingtaine d’années plus tard. Cette question du rite est venue par le truchement de la pensée de Warburg sur la survivance des formes en 2013. En 2016, j’ai été chercheur associé à l’école des Beaux-Arts de Clermont-Ferrand et j’y ai ramassé ces trois notions : rite, entropie et permanence, pour concevoir un dispositif et un processus chorégraphique. C’est le processus que j’active à chaque fois que je et que j’ai fait Une danse ancienne. C’est comme un point de départ en même temps qu’un point d’arrivée. Et entre les deux, c’est-à-dire le développement du travail, on lâche un peu ce processus. C’est un processus en entonnoir : il y a un certain nombre de personnes qui dansent et d’autres qui regardent. Une partie des personnes qui ont regardé viennent refaire ce qu’ils viennent de voir par mimétisme et par une mémoire propre à chaque personne. Il reste des spectateurs, moins nombreux que ceux qui viennent de danser, et vont venir refaire à leur tour et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ne reste plus qu’une personne. Cette personne danse cette danse qui est passée par tous ces corps. Je crois que j’ai fait le tour.
GRETCHEN SCHILLER - Est-ce que tu peux nous aider à mieux saisir la notion de chorégraphie de l’érosion que tu utilises pour Une danse ancienne ?
RÉMY HÉRITIER - Tous ces termes, érosion, entropie, sédimentation qui peuvent être utilisés dans différents champs de manière très précise, en géologie, en physique ou en chimie. Moi, je les utilise de manière plus impressionniste, pas de manière scientifique. L’érosion, pour moi c’est comme les effets de la mémoire. On mémorise quelque chose, cette chose s’effrite et ce qui m’intéresse c’est ce qu’il reste. Comme ci, il y avait eu une roche qui s’érodait, qui se dissout ou se réduit en des quantités de matières plus infimes : du gros bloc vers le sable. Ce qui m’intéresse c’est de voir ce que chacun des grains de sable contient de cette grosse pierre du départ. Je fais usage de ce terme d’érosion pour la question de la mémorisation d’une danse.
SÉVERINE RUSET - Dans le cas spécifique de la version Grenobloise, qui a déjà été activée à quatre reprises en trois ans au Parc Flaubert, tout ça en collaboration avec le CDCN : Le Pacifique, quelles sont les transformations que tu as observées ? Qu’est-ce qu’il reste et qu’est-ce qui s’effrite sur ce cas Grenoblois ?
RÉMY HÉRITIER - D’un point de vue très formel, je ne sais pas trop et peut-être que jusqu’à présent je ne me suis pas trop penché dessus. C’est un peu étrange peut-être. La chose sur laquelle je me penche en ce moment à Grenoble, c’est la constitution du groupe. C’est assez flagrant à Grenoble comment le groupe est en train de faire cette danse sienne. Comment il s’accapare, mais dans un sens très positif. Je n’arrive pas à trouver d’autre sens moins « appropriationniste ». Comment la danse devient la danse du groupe ? Comment ils ont de moins en moins besoin de moi comme moteur ? Tu viens de dire que ça avait été dansé quatre fois effectivement, mais il n’y en a que trois officielles. Il y a une quatrième qui est venue s’insérer dans l’hiver, qui a été organisé par les personnes du groupe. Effectivement, j’ai vu des différences formelles dans ce qu’il s’y passe. D’un côté, très liées au groupe car Une danse ancienne permet une fluctuation de groupe dans les présences. Les personnes présentes cet hiver n’étaient pas tout à fait les mêmes que celles au mois de juin 2023. Il y avait moins de monde à la représentation officielle qu’à celle underground de la nuit de février 2023. Déjà cela produit des formes nouvelles. Au mois de juin, on a fait la tentative de composer différemment avec le matériau chorégraphique, dont les personnes sont dépositaires. Alors que les trois premières fois, elles se sont saisies de cette forme en entonnoir pour ce qui est de la deuxième partie de la danse que j’ai décrite tout à l’heure, au mois de juin, on s’est saisis des matériaux en faisant trois fois le premier moment de l’entonnoir. Pour être beaucoup plus clair, c’est comme s’il y avait cinq personnes après une première phase, que l’on appelle « l’orbite » et « la description » dans mes souvenirs : le groupe est avec le public à un endroit et les personnes une à une sortent du groupe et dessinent une révolution. Elles reviennent au groupe en ayant marché selon une trace de cercle pour revenir au public. Pendant ce temps le reste du groupe et parfois les gens du public, s’ils osent le faire, décrivent de manière très factuelle et concrète ce qu’elles voient aux abords de cette personne qui marche. Donc c’est : un sol de béton, un arbre, un oiseau, une fleur jaune, une grue rouge...etc. Pour revenir sur mes pas, une fois que ces« orbites » et « descriptions » ont été faites, une partie du groupe ressort de nouveau du public et vient se placer assez proche du public : à 2 mètres maximum, pour qu’en tant que spectateurs, spectatrices, on est à faire bouger notre tête plus que nos yeux pour observer les personnes qui dansent entre leur tête et leur pied. On a un catalogue gestuel composé d’une dizaine de gestes.
C’est comme-ci on lançait les dés, il y a cinq personnes qui dansent et qui recomposent, qui articulent cette petite dizaine de gestes, dans une durée définie. Je ne me souviens plus exactement, mais pour Grenoble je dirais comme 4 minutes. Une fois que le temps est écoulé, on a tout simplement un chronomètre dans la poche d’une personne, le groupe va à un autre endroit qu’on a prédéfini qui va à contre-courant des sorties précédentes. Le groupe a pour objectif de refaire tout ce qui vient de se faire dans cette première danse qui était improvisée à partir d’un matériau connu. Une fois qu’on considère que tout a été fait, sans chronomètre et pas forcément dans l’ordre, tout le groupe se déplace à un autre endroit. On replace la courbe et on revient à contre-courant vers les spectateurs. De nouveau, le groupe tente de refaire tout ce qui a été fait dans la 2e station. Là est ajouté un petit truc chorégraphique, le groupe en même temps qu’il refait, déplace cette danse pour venir recomposer l’unité d’un grand groupe, qui serait les personnes qui dansent et les spectateurs et spectatrices qui les observaient jusqu’à présent.
SÉVERINE RUSET - Tu nous décris ici la proposition Grenobloise telle qu’elle s’est déployée dans sa dernière activation, mais Une danse ancienne existe aussi ailleurs à Prilly, à Cajarc. Est-ce que tu peux nous dire ce qui se joue dans ce déploiement plus réel ? Comment tu vois le lien entre ces différentes propositions ? Est-ce que tu envisages que des croisements s’opèrent entre ces versions ?
RÉMY HÉRITIER - La version Prilly à Lausanne, est la première. Elle a été constituée de manière très différente car dans un cadre de recherche et avec des professionnels. Les gens qui gravitent autour du projet sont payés. Tous nos interlocuteurs et interlocutrices sont des gens que nous sommes allés voir dans des relations interpersonnelles. Je me suis rendu compte avec Lausanne, que je voulais faire un grand groupe comme à Grenoble, mais ça n’a pas tenu un jour. Tout le monde était disponible à des horaires différents, c’était impossible à constituer. On est allé à la rencontre de personnes qui nous ont offert des gestes et nous ont permis de trouver le lieu dans lequel ça serait dansé ; nous ont permis tout un tas de choses pour aller à la rencontre d’un quartier en transition. Alors qu’à Grenoble et Cajarc, un groupe a été constitué et on a réussi à caler un planning pour se voir de manière régulière. Une autre différence à Grenoble et Cajarc, les personnes sont spectatrices ou amatrices de danse mais ça n’est pas leur métier. À l’exception d’une personne à Grenoble, Pascale Gilles qui est danseuse et chorégraphe. Tous les autres, c’est un hobby de venir faire ce projet. Je tiens à ce que ce projet soit fondé au départ par l’envie de faire tenir quelque chose, on ne sait pas trop quoi. Est-ce que c’est une danse, ou les relations que permettent cet objet en transition entre nous qui est effectivement une danse ? En arrivant à Grenoble, mon idée était la même : que tout ce groupe fabrique la danse mais à la fin, qu’un choix puisse se faire tout seul pour que ça soit qu’une seule personne qui danse et qui condense toutes ces danses-là. Il se trouve qu’elles ont été très claires dès le départ à Grenoble, elles ont dit « Non, nous ont veut toutes danser. ». Je dis « toutes » car il n’y a qu’un seul homme à Grenoble. À Cajarc, il s’est passé à peu près la même chose. Toutes les personnes ont voulu danser tout le temps. La grande différence entre Cajarc et Cahors, c’est le background des contributrices et contributeurs. Cajarc c’est un village de 1200 habitants dans le Lotte, un lieu peu peuplé où il se passe peu d’évènements artistiques. Ce sont donc des gens pas du tout spectateurs, spectatrices de danse et qui ne pratiquent pas, ou alors dans des pratiques liées à du bien-être ou à du développement personnel. Les formes entre Grenoble et Cajarc m’ont paru familières au départ, même par rapport au planning car on avait prévu de travailler selon le même rythme. À Cajarc, il y avait un enthousiasme fou et il était facile de réunir les gens, plus qu’à Grenoble. Mais en même temps je ne comprenais pas pourquoi les choses ne se sédimentaient pas plus rapidement à Cajarc avec cet enthousiasme et cette disponibilité. J’ai réalisé assez tard, que quand je parlais de danse c’était une découverte tout le temps. Ces personnes-là ne sont pas spectatrices de danse alors qu’elles peuvent être spectatrices d’arts contemporains, car c’est via un centre d’art contemporain que je suis arrivé là-bas.
SÉVERINE RUSET - On reviendra un peu plus tard sur les différences qu’induisent ces profils distincts. Mais sur la question des connexions possibles entre les différentes versions, est-ce que tu envisages des points de croisement ou est-ce qu’elles ont vocations à évoluer de manières indépendantes ?
RÉMY HÉRITIER - Je pense qu’elles ont vocation à évoluer de manières indépendantes, dans le sens où il s’est fabriqué des choses distinctes dans chacun des endroits. Mais il se trouve que je sens comme une forme de douce jalousie de la part des unes et des autres à ce que je sois le seul à naviguer entre les trois lieux. Je sais que dans chacun des lieux, les personnes sont très curieuses de ce qu’il se passe ailleurs et de comment c’est fait. Pour l’instant, moi c’est plutôt sur l’ordre du voyage, aller se rencontrer les unes les autres, plutôt que comme un croisement des danses. Je crois que c’est à Grenoble qu’on m’a demandé : « Et si nous on pouvait danser la danse de Cajarc ? » et je crois que je ne suis pas encore prêt à ça. Mais pourquoi pas ? J’ai le sentiment que c’est important que les danses restent à l’endroit où elles sont dansées par les personnes qui la dansent. C’est un peu le fondement de cette question de la permanence et des entropies singulières de chacun des endroits. J’ai pas fait ça pour monter une sorte de très grosse compagnie amateur qui peut danser partout en France en même temps.
GRETCHEN SCHILLER - Dans un texte que tu as publié dans l’ouvrage Collective Archives en acte. Arts plastiques, danse, performance, qui sert de présentation à Une danse ancienne sur ton site, tu définis une danse située comme un objet autonome. Je me demandais si tu pouvais expliciter cette idée ? Et nous aider à comprendre comment cette danse n’est pas en lien avec son lieu de performance ?
RÉMY HÉRITIER - Ce colloque-là date de 2016 je pense, c’est un peu le début. Malgré tout cette danse située je l’avais définie pour une pièce précédente qui s’appelle Percée Persée, que je reprends et qui m’aide toujours à penser. La différence c’est que je considère que ces danses sont faites pour l’endroit où elles se trouvent. Je dis « je » parce que c’est moi qui suis là et pour ne pas dire « nous » tout le temps. Dans la danse in situ, il est parfois question de faire le portrait du lieu en tirant des informations qui se transforment et sont transposées, traduites en un autre signe qui serait un geste, ou autre. Ces danses-là ne seraient faites que pour l’endroit d’où elles ont tiré leurs sources. Ce qui m’intéresse beaucoup dans les questions in situ et notamment les danses situées dans la manière où je les développe. Une danse située n’est pas là pour faire le portrait du lieu de manière littérale. Elle a pu être constituée avec des élément exogènes à ce lieu. C’est comment on vient les jouer dans cet endroit, ils sont autonomes : le matériau chorégraphique s’est forgé en dehors du lieu de représentation et même en dehors d’une temporalité. Ce ne sont que des choses au présent, mais par exemple à Lausanne il y a beaucoup de gestes qui proviennent de photographies de mosaïques romaines. Tout ça parce qu’on a eu un interlocuteur dont le métier c’est historien des provinces romaines. Si on s’était focalisé que sur le site même, à Grenoble par exemple au parc Flaubert, on aurait peut-être mis le geste de promeneur de chien, de gens qui passent à trottinette et à vélo, du passage, mais on n’aurait pas ce qu’on a là.
Pour essayer de répondre à ta question, j’aime que deux choses viennent se frotter l’une à l’autre sans jamais se confondre. C’est peut-être ça la réponse la plus courte, mais je ne suis pas complètement satisfait de ce que je dis.
SÉVERINE RUSET - J’ai l’impression que ce que tu viens de décrire, le fait que des matériaux ont pu être constitués de manières exogènes, hors site, cela contribue au fait que l’œuvre a une dimension tout terrain. Elle pourrait être mise en œuvre sur n’importe quel site, et d’ailleurs elle se décline sur des sites différents. C’est par la fidélité qui va être instaurée avec le site, dans la rencontre, qu’on crée avec le public chaque année, à cet endroit, que l’œuvre ne sera plus seulement, comme le dise les anglo-saxons « site responsive » : sensible au lieu, mais devient « site specific » : propre à ce lieu, et inextricablement lié à ce lieu. Est-ce que tu es d’accord avec cette analyse ?
RÉMY HÉRITIER - Je suis complètement d’accord et je te remercie de le formuler comme ça, parce que je ne l’avais pas fait. De manière très prosaïque, la danse de Grenoble on pourrait très bien la danser à un autre endroit de Grenoble. Aujourd’hui on saurait donner l’impression, en très peu de temps de travail d’ailleurs, qu’elle fait partie de ce lieu et qu’elle a été faite pour ce lieu. C’est vrai que c’est plutôt lié à une fidélité du projet, presque du programme. Cette danse on va la danser que là, puisque c’est là que l’on veut être témoin de ses transformations, pas nécessairement celles de la danse elle-même mais des transformations de nos regards et de nos façons de la pratiquer.
GRETCHEN SCHILLER - C’est un point vers lequel je voudrais revenir, sur la question de l’œuvre chorégraphique et la démarche des qualités d’interprétation de chaque danseur. En quelle mesure tu intègres les qualités spécifiques de chaque interprète dans ce travail ?
RÉMY HÉRITIER - Je pourrais dire qu’il n’y a peut-être que ça dans le travail : l’intégration spécifique des interprètes. Je n’arrive avec aucun geste, aucun matériau, mais avec une manière d’être présent à ce que l’on fait. C’est la seule vraie chose sur laquelle on travaille tout le temps jusqu’aux moments où on se retrouve. Pour moi, c’est là que les qualités propres à chacune des personnes se rejouent, à condition que ces personnes soient poreuses aux autres : c’est à dire, que même si cette pièce finie par une forme de solo, ça n’est jamais un solo. C’est toujours la conséquence de l’accumulation, puis de la mémorisation avec les trous de cette érosion et sédimentation, qui va constituer ce que l’on a à voir et ce qu’il y a à faire. Du coup, la question de l’interprétation se joue dans une forme de franchise entre soi-même et le reste du groupe, de se dire : « Oui, je suis en train de faire ce que l’on a décidé qu’on faisait ensemble, et que ce qu’on a décidé qu’on faisait ensemble. ». Évidemment des fois on contredit cette chose là, mais on la contredit en sachant qu’on est ailleurs. C’est ce que je leur dis souvent. Par exemple, sur une forme où il est induit qu’on soit plutôt proches les unes des autres, ça peut arriver que quelqu’un soit loin. Il faut simplement savoir que la règle c’est d'être proche, et que là, c’est une exception. Comment on deale avec cette exception ? Soit c’est le groupe qui se dit : « Ah il y a une exception, on va aller chercher cette personne » et du coup, le groupe se reconstitue, ou alors, c’est la personne qui décide elle- même de revenir vers le groupe. Enfin, c’est des formes de ce type-là.
GRETCHEN SCHILLER - Excuse-moi, juste pour préciser, tu parlais plutôt de la composition ?
RÉMY HÉRITIER - Oui.
GRETCHEN SCHILLER - Je parlais plutôt des qualités des gestes de chacun.
RÉMY HÉRITIER - J’ai fini effectivement par de la composition. Ce que je travaille avec elles, c’est : comment un geste arrive ? Comment il apparait ? Comment on reconnait qu’il est un geste ? Et comment ce geste contient déjà d’autres gestes ? Soit un geste que l’on a déjà traversé, qui fait partie de notre catalogue, ou c’est un nouveau geste. À partir de ce processus très simple, chacun, chacune, vient s’accorder avec cette petite chose. C’est là-dessus que se fabrique l’interprétation. Tout le monde peut arriver avec n’importe quel geste, ou presque, mais l’interprétation se fait dans ce faisceau assez restreint et qui, je pense, tend à se développer au fur et à mesure de la pratique et des années passées ensemble. Avec ce que je viens de raconter, dans les premiers temps on peut se sentir contenu, avoir l’impression de déborder, de ne pas être au bon endroit et d’être toujours trop. Au fur et à mesure du temps, de l’habitude et de la construction du groupe, les choses deviennent plus étendues et plus diverses. De la même manière que pour la chorégraphie, c’est un pari sur la durée.
SÉVERINE RUSET - Justement j’aimerai revenir sur la question des profils, mais en lien avec ce pari sur la durée. Finalement, c’est un projet qui a vocation à se déployer ad vitam aeternam. Cela présuppose quand même que l’on s’affranchisse de logiques marchandes et que l’on puisse le faire avancer sur la base du volontariat, comme ça se passe à Grenoble : qu’on s’appuie sur des contributeurs non professionnels, ou pour certains en voie de professionnalisation. Tu soulignais les différentes dynamiques observées sur les trois sites. Dans quelles mesures, est-ce que la composition du groupe et les profils des personnes impliquées est une chose qui importait pour toi en amont ? Tu avais des demandes particulières à cet endroit, ou tu as laissé faire le hasard, et celui provoqué aussi par les partenaires avec lesquels tu as travaillé ?
RÉMY HÉRITIER - J’ai laissé faire le hasard. Au tout départ, j’avais composé comme une sorte de liste de centres d’intérêt plutôt que de personnes. C’est comme ça que le groupe éclaté s’est composé à Lausanne. Mais à Grenoble, c’est passé directement par Le Pacifique, donc c’était plutôt des personnes déjà dans ce réseau. À Cajarc, c’était lié à la Maison des arts, mais pas que, car j’ai repris un principe que j’avais mené à Lausanne ; d’aller vraiment à la rencontre du tissu associatif local. Je suis passé par l’ancien maire, qui connaît très bien le village. Je suis allé au club de rando, à l’école de musique, à toutes sortes d’endroits. Essentiellement, c’est des gens du club de rando qui sont là. Pour moitié, je n’ai pas calculé, mais je dirais que c’est des retraités. À la grande différence de Grenoble, où ils sont beaucoup plus jeunes. Il y a des gens plus âgés, mais si on enlève les extrêmes on est autour de 30 ans.
SÉVERINE RUSET - Et ces corporéités différentes, maintenant que tu les vois à l’épreuve sur les différents terrains, est-ce qu’elles apportent des choses différentes ? Cette question du profil, maintenant que tu es engagé dans le projet et que tu le vois se décliner différemment, est-ce que tu vois des apports particuliers au fait de travailler avec quelqu’un qui n’est pas du tout un amateur ? Au sens premier de celui qui aime, qui a une pratique, mais qui est quelqu’un qui découvre la pratique à tes côtés. Ou bien danser avec un amateur, mais qui n’est pas professionnel ? Est-ce que tu veux parler un peu de ça ?
RÉMY HÉRITIER - Oui, avec le temps qui passe de Prilly, en 2019 à maintenant, je vois que j’ai de moins en moins besoin d’un profil spécifique. Alors que la première version suisse, je n’aurai pas pu la faire avec des gens complètement amateurs comme tu les décris. J’aurai pu, mais je ne sais pas comment je m’en serais sorti. J’avais besoin de pouvoir dialoguer avec des termes qui sont les miens, ou bien une sorte de jargon du milieu. Justement le fait de passer à Grenoble, le vocabulaire s’est affiné, je peux l’adresser maintenant à qui veut l’entendre. À Cajarc, je vois les effets de novembre à la semaine dernière. À quel point ces personnes ne connaissaient pas la danse et j’ai eu l’impression de parler de la même manière qu’avec des gens dont c’est le métier. Personnellement, c’est très chouette. Je n’ai pas vraiment de recul, j’ai l’impression qu’un vocabulaire et une manière de faire s’est forgé spécifiquement avec Une danse ancienne entre les trois lieux. Finalement, il y a eu une gradation entre une danseuse professionnelle, et puis un groupe d’amateurs éclairés et puis, un groupe d’amateurs au sens strict. Et comme tu le dis, pas nécessairement amateurs, mais plutôt volontaires qui ont envie de s’intéresser à quelque chose qu’ils ne connaissent pas encore. Pour les compositions de groupes, à Cajarc, il y a pas mal de néo-ruraux, pas mal de gens qui sont venus là parce qu’ils viennent d’arriver ou il y a quelques années. C’est une manière de rencontrer différemment la ville. Enfin le village et les gens qui y participent. Il y a tout un truc social qui est très différent des autres endroits.
GRETCHEN SCHILLER - Si on revient sur les protocoles de création avec les danseurs, et surtout quand tu es revenu cette année en 2023, comment tu as réactivé les protocoles mis en place ? Comment tu as préparé les corps pour cette réactivation ? Qu’est-ce que tu attendais des participants entre la dernière fois et cette fois-là, avec les répétitions et la représentation ?
RÉMY HÉRITIER - Je ne sais jamais trop ce que j’attends, je fais souvent avec ce qui est là. Ce qui était là était parfait. Et il se trouve que la répétition était un peu spéciale, c’était un jour d’orage et je suis resté coincé dans le train. Je n’ai pas assisté à la répétition du soir, de la veille, parce que je suis arrivé trop tard. Elles ont quand même répété sous la pluie et quand je suis arrivé, elles sont rentrées chez elles parce qu’elles étaient trempées. Pour moi c’est un signe très chouette, pour moi en vrai elles ont plus vraiment besoin de moi. Elles sont si prêtes qu’on a pu lancer une nouvelle partition. La veille elles avaient répétés avec cette histoire d’entonnoir, et le lendemain matin compte tenu du groupe je leur ai proposé cette nouvelle version. On a un tout petit peu essayé et elles ont vu que c’était un chouette défi que de renégocier la danse et la manière dont notre catalogue de geste s’articule d’une autre manière. Les choses que je fais pour les mettre dans leur corps, c’est simplement se balader dans une sorte d’errance chacun pour soi dans notre bout du parc Flaubert et de faire ré-émerger de la marche les gestes dont on se souvient. Quand je dis « ré-émerger », c’est les reconnaitre dans leur informité : quand ils ne sont pas encore formés. Se demander ce qui est là de cette danse, quand je ne fais que marcher et passer du temps à ça. Après, on passe des temps très classiques où on se questionne : comment on est en mesure de se regarder les uns, les unes, les autres ? Comment on est capables de se regarder faire et d’être regardés ? Comment on affine notre conscience sur le fait qu’on respire le même air, qu’on est sur le même sol ? On va partager un moment de réciprocité avec les gens qui regardent et les gens qui font, et finalement c’est la même chose. Puis on fait des sortes de filages, où je ne leur demande pas de faire complètement. J’aime bien faire ça c’est un peu une astuce, comme des filages de travail où on se dit qu’on est juste là pour travailler. Si les choses ne sont pas forcément visibles pour celui ou celle qui regarde, c’est pas important. Ça se joue juste sur se connecter à comment un geste arrive et comment il part, comment il est lié par sa forme par celui qui le précède et celui qui le succèdera dans quelques minutes, essayer de faire partie d’un grand corps commun constitué de x autonomie.
GRETCHEN SCHILLER - Est-ce que tu fais des choix vis à vis des gestes qu’ils font ? Est-ce que tu canalises un peu ?
RÉMY HÉRITIER - Alors ça n’est pas quelque chose de très strict, dans le sens où je ne saurais pas exactement ce que j’élimine. Mais les gestes qui sont un sujet beaucoup trop marquant, par exemple un claquement de main, j’essaye qu’ils n’y en aient pas trop. C’est un signe tellement repérable que quand il va s’agir de mémoriser, je suis à peu près sûr que c’est le seul qui restera.
Et pour autant, même l’inverse, je les induis aussi à produire des gestes qui seront des marqueurs. C’est-à-dire, alors que tout est fait sur la position verticale, si l’une d’entre elles produit un geste au sol ou à quatre pattes, on sait très bien que celui-là il fera tellement de décrochage par rapport au reste qu’en tant que spectateur on va l’attendre. On va se demander si elles vont le refaire. On peut aussi jouer comme ça avec des marqueurs gestuels que l’on déploie ou alors avec lesquels on peut composer dans la future danse. Après, s’il y a quelque chose que je leur répète très souvent sans être très précis, c’est que ce que l’on fait là c’est de la danse et pas du mime. Sans rien avoir contre le mime, juste pour appuyer sur le fait que n’ai pas besoin que ces gestes veuillent dire quelque chose. Plutôt le contraire, qu’ils vont devenir quelque chose puisqu’il nous renvoie nous-mêmes à quelque chose. Un effet similaire va se produire avec les personnes qui regardent, mais il n’y a pas d’autres affects que ceux que l’on porte déjà.
SÉVERINE RUSET - Dans quelles mesures est-ce que tu envisages, dans la suite de l’aventure, de continuer à préparer les réactivations ? Parce que à mesure qu’on avance, les formes, tu l’as dit, elles ont vocation à s’éloigner des formes originelles et elles vont se remodeler en fonction des interprètes. Est-ce que tu envisages à un moment d’abandonner l’œuvre à ses interprètes ?
RÉMY HÉRITIER - Cela fait partie du protocole, s’il y en a un, presque du contrat que je passe avec les lieux qui m’ont invité. C’est un peu remis en jeu chaque année d’un point de vue financier, mais en tout cas le contrat général pour moi c’était de rester 5 ans. Je me dis que les 4 premières années, on doit savoir de quoi on a besoin pour que cette chose soit réinvestie et que la 5e année, les outils soient prêts pour que je me retire. Non pas, par non intérêt, mais pour me dire que le projet dans son intégralité a sa validité si je n’ai plus besoin d’être là et qu’elle est portée uniquement par les gens qui la portent. Même si c’est compliqué parce que j’ai l’impression de la porter aussi. C’est assez flagrant à Grenoble mais si je ne suis pas là, elles continuent à se voir pour ça, pas forcément pour d’autres raisons mais pour ça, ça devient quelque chose de fort.
SÉVERINE RUSET - Est-ce que tu dirais qu’à partir du moment où l’œuvre est perpétuée par ses dépositaires, cela vient modifier le régime auctorial ? Est-ce qu’il y aura un moment où l’œuvre t’échappera totalement et on pourrait envisager qu’elle ne soit plus signée par toi ou par toi seul ?
RÉMY HÉRITIER - Tu as raison de souligner ça, puisque d’un point de vue personnel je n’ai pas l’impression de la « signer ». Effectivement, si on regarde de plus proche les brochures, c’est mon nom qui est dessus et c’est un peu naïf de ma part que de dire ça à l’instant. Mais d’un autre point de vue sur la question des auteurs, par exemple ça n’est pas une œuvre que je dépose à la SACD. Effectivement, mon souhait c’est que cela ne soit plus ma pièce. J’ai une sorte de pensée où j’aimerai encore que ça soit un peu ma pièce, mais je n’ai pas besoin de la signer. Être à l’initiative me suffit largement plutôt que d’en être l’auteur. Ce processus d’entonnoir fait en sorte que tout soit tout le temps brouillé. L’étape future c’est que mon nom d’auteur disparaisse. Est-ce que c’est au profit de tous les autres noms où le mien aura été absenté, c’est certainement des discussions à avoir avec le groupe dans chacun des endroits.
SÉVERINE RUSET - On va suivre avec beaucoup d’attention ce devenir collectif de l’œuvre. Merci beaucoup Rémy !
GRETCHEN SCHILLER - Merci beaucoup Rémy !
RÉMY HÉRITIER - Merci à vous, cette dernière question était très intéressante.