Entretien avec Benoit Moderat d’Otemar
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Y : Et ça fait combien de temps que tu travailles ici ?
B : Écoute, je suis arrivé ici comme intermittent pour remplacer l'ancien serrurier qui partait à la retraite en 2017. J'ai travaillé périodiquement comme intermittent pour boucher les trous jusqu'à ce que le poste se libère, jusqu'à un mois avant le Covid ; je crois que c'était 2020, non, le Covid, février 2020, non, 2023. Évidemment, j'ai passé l'entretien le 15 décembre 2019 et l'intégration s'est faite deux ou trois ans plus tard.
Y : Et du coup, ta spécialité c'est ferronnerie ?
B : Ma spécialité c'est la construction, mais après oui, métal, serrurerie.
Y : Serrurerie, c'est comme ça qu'on l'appelle ?
B : Voilà, métallerie, serrurerie.
Serrurerie, c'est un vieux terme qui n'a plus vraiment de rapport parce que je ne sais pas faire des clés. Ferronnerie, c'est vraiment tout ce qui consiste à tordre le métal, à le chauffer et à le tordre. C'est vraiment à l'ancienne pour faire des gardes au corps, des ennures ???, des feuilles, des trucs comme ça.
Alors ça, c'est vraiment technique. Là, il y a une forge dans l’atelier, je ne sais pas à quoi elle pouvait bien servir avant, tu vois. Mais moi, je ne l'ai jamais utilisée en décor de forge en tout cas.
Je ne m’en suis jamais servie, jamais.
A : Tu sais t’en servir ?
B : Oui, mais c'est parce que dans ma formation j'ai fait de la ferronnerie.
A : Tu tapes avec une enclume ?
B : Tu chauffes, tu tapes et tu fais... Enfin, il y a la ferronnerie. Après il y a la taillanderie, c'est faire des objets de travail. Donc ça peut être des pêches, des ciseaux à bois, coutelleriedonc les couteaux.
Tout ça, c'est basé avec la forge. Tu chauffes du métal, tu tapes dessus avec un marteau, tu donnes une forme. C'est hyper compliqué, beaucoup plus que ce que je viens de vous raconter.
Et après, la serrurerie, ça consiste simplement à... C'est un peu du mécano. Récupérer des profils qui ont des formes, ronds, carrés, rectangulaires, les couper et les assembler pour créer d'autres formes.
Voilà.
A : Ça, c'est ce que tu fais du coup ?
B : Moi, principalement, je fais des châssis, un décor de théâtre comme au cinéma, c'est la même chose. C'est comme une rue de western dans les films des années 60, quoi. C'est toute la rue hyper belle avec les façades des maisons. Puis derrière, c'est que des échafaudages.
Moi, je fais des échafaudages. Et après, le menuisier vient faire la façade.
Y : Et t'avais combien de temps d'expérience avant de commencer ici en 2019 ?
B : Moi, j'ai passé mon CAP en 2008. Après, j'ai fait du cinéma. Un peu de serrurerie traditionnelle.
Après, j'ai fait du cinéma et j'ai travaillé aux ateliers de la MC2 jusqu'en 2014. À l'époque, c'était le Centre National Dramatique Alpin, CDNA.
Le CDNA a fusionné avec la MC2 à cette époque-là. Il y a eu une grande période, un an à peu près de latence, de remaniement, de fonctionnement, tout ça. Et moi, comme j'étais intermittent là-bas, je ne bossais plus pour eux.
Donc là, j'ai un an où j’ai fait d’autres choses. Après, j’ai fait de la déco, du papier peint, parcours de vie plurielle.
Y : Et vu que t'as fait d'autres ateliers, quelle est la particularité de cet atelier-ci, du TMG ?
B : Du TMG ?
Y : Oui.
B : C'est un rapport de proximité.
On est vachement proche des compagnies comme t'as pu voir vendredi. En général, dans un atelier de construction, enfin, des ateliers « modernes », par exemple celui de la MC2, t'es en lien avec une seule personne de la compagnie, des fois deux, mais principalement le scénographe.
Et là, il y a un gros travail de préparation. Donc c'est du dessin sur ordinateur. Il construit, il prépare tout le décor.
Une fois que le décor est tout préparé, il est validé par le metteur en scène et le scénographe. Et après, il y a une phase de construction. Donc là, on embauche plein de gens.
On construit le décor. Une fois qu'il est construit, on le monte, on le démonte une fois avec les techniciens et les régisseurs qui vont devoir le monter et le démonter. Il y a une notice de montage : il ne faut pas faire ci, il ne faut pas faire ça, il faut le monter comme ci, comme ça. Et après, le décor est parti, c'est fini.
Nous, la différence, c'est que comme pour diverses raisons, on n'utilise pas ou peu de logiciels 3D parce que ce n'est pas fondamentalement des décors qui nécessitent l'utilisation de ce genre de logiciel. Eh bien, le rapport, il est plus à l'ancienne, on discute, il vient, on fait des petits croquis, ils ont prévu des croquis, on réadapte les croquis. Après, là, par exemple, pour Panier-piano, on fait une pré-construction.
Donc, on a reconstruit un peu le décor. Ils vont en résidence, ils le testent, ils reviennent, ils disent « Ah non, ça ne va pas bien. Il faut changer ça, rajouter ça, transformer ça. Ça, on ne va pas le faire comme ci, on ne va pas le faire comme ça. » Il y a un côté sur mesure. Mais aussi dû au fait que c'est des petites compagnies et que c'est des petits décors.
Là, c'est un décor qui leur coûte 200 euros. Enfin en matière première, j'entends. Parce qu'après, nous, on y passe du temps dessus et que nous, ça se valorise autrement.
[…] Ils travaillent sur un décor.
On met nos ovnis (équipements de protection) car on fait très attention à la sécurité.
Sur ce genre de décor pas mal d’aller-retours, on remonte, on démonte.
A : C'est quoi les opérations que tu fais le plus souvent dans l'atelier ?
B : Dans l'ordre, de manière générale, je reçois le métal, je le range là dans le rack en attente. Je le prends, je le mets sur le rail, je le découpe, je le pose, je le dégraisse, avec la meuleusej'ébarbe, c'est-à-dire, j'enlève les petits coins tranchants pour que ce soit plus facile et que ce soit manipulable sans se faire mal malgré les gants.
Après, je le pose, je le pointe, c'est-à-dire que je lui donne la forme définitive qu'il va avoir et je le soude. Une fois qu'il est soudé, il est fixé. Après, je contrôle parce que la soudure, le fait de mettre de la chaleur à une zone sur le métal, ça le déforme.
Donc, je vérifie que ça ne soit pas trop déformé. Donc, je le redresse. Il faut le redresser.
Et après, je meule. Meuler, c'est le rapport esthétique. Et comme, il va y avoir du bois contre, s'il y a des soudures, elles forment une petite bosse qui fait que le bois n'est pas parfaitement plaqué contre.
Des fois, je perce aussi si jamais les choses elles s'assemblent.
A : Tout en tubes carrés ?
B : Non, ça dépend. Il y a du rond, il y a du rectangulaire. Ça dépend du projet.
A : Et pourquoi tu dirais que les décors, les arrières de décors, ils se font plus en métal qu'en bois ?
B : Ça dépend de l'endroit où tu es. Il y a des endroits où le bois n'est pas cher et c'est tout en bois. Et puis après, le métal, l'intérêt, c'est qu'en théâtre particulièrement, les décors, on les déplace beaucoup.
Ils jouent plusieurs fois, on les monte, on les déplace beaucoup. Et donc, ils prennent moins de place en métal, ça prend moins de place dans le camion. À résistance égale, parce que c'est un volume beaucoup plus petit, j'imagine qu'une barre comme ça, ça pivote, un bout de bois pivote comme ça.
Donc forcément, c'est moins lourd, c'est plus facile à trimballer. On peut plus facilement faire des reprises dessus. Il suffit de savoir un peu souder. On peut rajouter un petit truc, un petit renfort, un petit crochet, si on veut mettre un tel truc au lointain, pour mettre des accessoires, une échappée, pourquoi pas. Mais ça se fait depuis une cinquantaine d'années, je dirais.Depuis le moment où le métal, c'est vraiment, et les manières de l’assembler se sont démocratisés au grand public.
A : C'est de l'acier ?
B : Acier.
A : Tu ne travailles jamais avec d'autres métaux ?
B : Non, non. Après, il y a des... Il y a de l'aluminium qui est utilisé pour sa légèreté, mais c'est des contraintes de soudure qu'on ne peut pas imposer dans un petit atelier comme ça, c'est compliqué.
Il y a des ateliers qui l'ont, mais c'est un poste à part parce que l'aluminium s'oxyde au contact du métal. On ne peut pas faire vraiment les deux dans le même atelier.
[…]
Si tu veux poser des questions, tu peux, ça ne t'embête pas, je continue.
Y : Moi, ça ne me dérange pas, je n’ai juste pas envie de déconcentrer ou d'ennuyer.
Yves : C'est super compliqué pour vous, après, vous savez, de...
Y : Ah non, moi, ça va, j'ai l'habitude. Et ce qui est intéressant, c'est que vous avez vos deux ateliers côte à côte, ce n'est pas les mêmes odeurs et en plus, vous n'avez pas les mêmes tenues de travail.
B : Normalement, si on a les mêmes tenues de travail, je pense que...
Y : Ah, ok, pardon. Je croyais que c'était le bois, le métal, alors du coup, il faut...
B : Mais après, oui, bien sûr, après, moi, je mets toujours tout noir. En bois, ils s’en sortent mieux quand même.
Y : Et c'est quand même une odeur et tout, et puis, même quand on marche...
B : La luminosité.
La luminosité à côté, c'est clair. C'est aussi la façon où est placé l'atelier, je trouve. Je trouve que la menuiserie, elle est vachement plus claire.
Et ici, tu vois, ça assombrit un peu.
Y : Et de travailler toutes ces années avec ce métier, c'est quand même des gestes qui se répètent. Travailler un matériau, ça joue aussi sur les gestes qu'on répète. J'imagine qu'on ne travaille pas l'acier comme on travaille le bois.
Yves : Ah oui, non.
Y : Et du coup, comment, après des années de travail, quel impact ça a sur vos corps ? Je vous pose la question à tous les deux.
B : Moi, j'ai mal aux genoux.
Y : Les genoux ?
B : Ouais.
Ça, c'est l'histoire des charges. Je pense que c'est commun avec les gens qui portent des charges.
Y : Puis, il y a des sons aussi.
Moi, mon grand-père était ferronnier, par exemple. Je sais que lui à la fin, 90 , il était sourd.
B : Surtout ton grand-père, j'imagine. C’était des âges où ils ne se protégeaient pas du tout les oreilles.
Y : Vous voyez au Maroc, justement, quand vous expliquez tordre, c'est exactement ça.
Ouais, c'était ça, ouais. Donc, tch-tch-tch-tch.
Yves : Ouais, les gros coups de marteau qui pètent les tympans.
B : Ouais. Moi, j'ai un acouphène.
Pourtant, j'ai toujours fait gaffe à mettre le casque, typiquement. Mais de toute façon, on est déjà, je crois, dans des sociétés très bruyantes. Et malgré le fait que tu mettes le casque, t'as pas le casque toute la journée sur les oreilles.
Il suffit que tu en mettes deux secondes pour parler avec ton collègue. Tu reviens dans l'atelier, tu fais tomber un truc par terre. Bam !
Ça fait un énorme bruit. Et hop là, tu perds un peu, tu perds un peu. Moi, je sais que c'est les aigus qui sont partis en premier.
Et puis là, ça fait 3 ans que j’ai un acouphène dans l’oreille droite mais pas non plus trop gênant. Roland, qui était menuisier ici, qui avait des méthodes de travail plus dispersées au niveau des PI. Une fois, on était en train de manger et il dit « oh c’est bizarre, ça tourne ». On se dit « oulalala, il est en train de se faire un AVC dégueulasse ». Il est parterre, on l’a mis en position, les pompiers sont arrivés. En fait, les cristaux de son oreille interne se sont fusionnés les uns aux autres sur une oreille. Il est resté 3 mois allongé sur son canapé, on l’a centrifugé mais ça revient. Il n’entend plus rien d’une oreille. Ça revient petit à petit mais il a des pertes de contrôle où tout se met à tourner.
Y : Dans ce métier passer d’un statut intermittent à fonctionnaire, est-ce que ça joue sur les travailleurs que vous êtes ?
B : Grave !
Ça joue mais il y a le cinéma.
Et il (Yves) a fait du cinéma aussi, donc déjà dans le cinéma t'es un mercenaire. Enfin, c'est un intermittent, t'es une sorte de mercenaire quoi. On t'embauche, c'est fini, tu bosses 2h, 3h, 4h, les petits comptes c'est 4h. Au bout de 4h, tu te barres.
On ne t’appelle plus jamais, ça ne t’appelle plus jamais, même s’il pourrait te rappeler pour refaire le même travail qu'on t'a demandé. Et s'il décide de pas te rappeler, il ne te rappelle pas quoi. Donc forcément ça impose quelque chose dans la relation humaine entre celui qui offre sa force de travail et celui qui la reçoit, enfin qui la demande variablement. Voilà, au cinéma j'ai trouvé qu'il y a un truc où...
Enfin tu fais ta gueule, quoi. Si tu veux bosser, à un moment donné t'as plein de plans, tu peux te permettre de poser certaines conditions. Mais dans l'ensemble, les gens ils te rembauchent dans les équipes. Pas forcément parce que t'es compétent bien sûr, mais aussi parce que t'es cool, que tu ne fais pas de vagues, que tu suis, et qu'on va te demander de bosser 14h, tu bosses 14h, de toute façon t'es bien.
Donc, il y a toujours ce truc dans l'intermittence particulier de relations humaines, toujours légèrement biaisées, je trouve. Et puis c'est anxiogène, tu ne sais jamais si tu vas faire toutes tes heures. Après, c'est des histoires de caractère, moi je peux... Là typiquement,l'intermittence, en 10 ans, ça m'a stressé grave.
Pas tout le temps, à un moment j'étais plus calme. Mais dans l'ensemble, ça me stressait. Arriver là, ça m'a apaisé. Il y a d'autres trucs qui m'ont stressé mais pas forcément en rapport avec le travail.
Y : Et travailler pour un théâtre municipal qui est historique, il y a un truc en particulier que ça fait en tant que travailleur, artisan aussi.
B : Quand je suis arrivé là, Yves m'a fait comprendre, en tout cas Yves qui était l'ancien chef d'atelier, pas celui-là. Il m'a fait comprendre qu'à la ville de Grenoble, dans une carrière en fait, les ateliers de construction de décors c'était les meilleurs qui venaient. C'était ceux qui bossaient le mieux, ils venaient là. C'était un peu la...
Voilà, t'allais voir ceux de… C’était la consécration. T’allais voir les serruriers, les menuisiers de l'atelier de décors et eux ils maîtrisaient le truc. Il y avait cette réputation-là et c'était important de la tenir.
Y : Prestige ?
B : Voilà, prestige.
Y : Et du coup, aujourd'hui ?
B : Je ne sais pas, je serais mal placé pour le dire.
Y : Ok, ok, mais comme tu dis, vous travaillez sur le surmesure...
B : Ça n'empêche pas de les mettre à l'envers. (rires)
Y : Mais comme tu dis, c'est du surmesure, donc aujourd'hui, en 2024, travailler du surmesure, est-ce que c'est encore quelque chose qui se trouve ?
B : Bien sûr, il y a plein d'artisans.
Y : Encore, ouais ?
B : Pas en décors, il y en a, mais il y a plein de décorateurs qui font des décors de A à Z pour telle ou telle compagnie, qui ont les moyens. Parce que c'est forcément une histoire de moyens. Et qui aiment travailler comme ça. C'est des façons de travailler aussi. Après, il y a des compagnies très structurées, qui préparent, qui pensent. Des scénographes très compétents, qui ont des connaissances presque architecturales sur la métallerie, sur le bois.
Ils savent préparer les décors, ils viennent avec leurs plans. Il y a juste une discussion de faisabilité, de quelques détails, mais au final, le plan est nickel. Et après, c'est de la construction, de l'exécution. Mais ils nous donnent un atelier décor, parce que je pense qu'il y a aussi un schéma économique qui passe par ces ateliers, mais ils pourraient nous donner très bien une boîte de serrurerie normale. Les plans s’ils sont bien faits, j'imagine que la boîte de serrurerie serait capable de le faire.
Y : Qu'est-ce que vous pensez tous les deux de cet espace de travail en tant que tel, cet atelier, tout court, en tant que travailleurs ? Parce que c'est vous qui le connaissez mieux que les autres. On peut demander à la directrice, on peut demander au directeur technique, ce n'est pas eux qui passent leur journée là-dedans.
B : C'est un super atelier, c'est génial. Il y a tout ! Il y a trente ans de machines qui permettent de tout construire. Enfin fondamentalement, je crois qu'il y a juste nos capacités techniques en tant qu'artisans sur certaines machines qu'on maîtrise plus ou moins bien, qui nous brident.Parce qu'avec tout ce qu'il y a là, on pourrait construire n'importe quoi, vraiment. Après, c'est un atelier qui date un peu, qui n'est pas forcément hyper bien isolé. Il y a un toit en amiante, il y a une caisse, il y a la manutention. Voilà, c'est des détails comme ça. Mais après, ils sont hyper luxueux, ils sont bien.
Y : Vous n'êtes que deux dans cet atelier ?
B : Oui, on est deux constamment, depuis quelques années maintenant. Quand je suis arrivé, ils étaient trois.
Y : Avec toi ?
B : Il y avait deux menuisiers, un serrurier. Après, il y a un menuisier qui est parti au muséum. Et avant ça, ils ont été jusqu'à cinq. Il y avait trois menuisiers, deux serruriers, qui bossaient plein temps.
Y : A ton avis, comment ça se fait que l'équipe a diminué ?
B : Elle a diminué.
Y : J'imagine pour des raisons économiques ?
B : Oui, des raisons économiques, au niveau de la mairie...
Y : Je me dis que peut-être aussi il y a eu moins besoin de décors.
B : Il y a toujours besoin de décors. Je pense que les spectacles qui passent au théâtre sont moins des spectacles décorivores. Avant, ils faisaient les décors de l'Opéra de Milan. Detemps en temps, il y avait des morceaux de décors qui venaient de Milan. On a les plans encore.
Il y avait des partenariats.
Y : C'est possible de pouvoir voir ces plans ? Je t'enverrai un mail, je vais revenir une fois ou deux.
B : On a plein d'archives de décors qui sont sorties de là. Je te montrerai les photos.
Y : Oh my god ! (rires) Vu que je fais des archives, tu me dis qu'il y a des plans d'archives.
B : Il y a des trucs. On pourra fouiller. Je te donnerai tout.
Et puis après, des choix politiques. Je pense que maintenant, contrairement aux années 90, la culture est devenue plus plurielle.
Il y a la musique, la musique électronique, il y a les arts plastiques. Tout le monde fait des festivals. Il y a de la visibilité.
La visibilité des autres arts a vachement changé en 20 ans.
Y : Tu peux donner plus de détails pour que je visualise ton expérience.
B : Moi, ce n'est pas mon expérience.
Y : Tu l'as observée évoluer ?
B : Oui, un peu, mais dans les années 90, j'avais 15 ans. À l'échelle de Grenoble, peut-être que... Avant, il y avait la MC2 et le Théâtre Municipal, le Théâtre du Rio.
Il y avait comme salle de musique, entre guillemets, un endroit qui s'appelait... Il s'appelait... La Casse, non, ou le garage, qui était derrière la gare.
C'est l'endroit où il se passait des concerts, tout ça. Il y avait au moins 4 ou 5 théâtres, un seul endroit où il y avait de la zik. Maintenant, il y a... 3, 4 endroits où il y a de la zik. Entre La Bobine, L'Ampérage, Le Drak-Art, et La Belle Electrique. Il y en a juste un, ça en fait 4.
Donc forcément, il y a une dissolution des subventions qui se répartit différemment. Et comme ça se répartit différemment, il y a forcément moins de ronds à des endroits, où à des moments, c'était la Mecque.
Et puis aussi, on me dit que dans les années 90, au niveau du théâtre, c'était vraiment cool à vivre. Il y avait des sous, des productions, et ainsi de suite.
Y : C'est un argument qui revient souvent dans l'expérience de beaucoup de personnes.
B : Moi, je ne l'ai pas vécu perso, mais...
Y : Moi non plus, du coup, c'est... (rires)
Mais là, je crois que cette année, avec tous les entretiens que j'ai faits, il doit y avoir au moins... Là, t'es la 7e ou la 8e personne à confirmer. Et ce n’est pas des gens dans l'équipe de diffusion, de prod ou des artistes, ou quoi.
Là, j'ai parlé qu'à des régisseurs ou des artisans depuis le début de l'année. Et c'est un peu l'argument qui ressort. Et c'est très intéressant parce que c'est justement les personnes qui construisent, qui mettent en place la chose.
Et ils ont vraiment une analyse très sociologique et matérielle, aussi, de comment ça se met en place. C'est pour ça que je trouve ça intéressant.
Et comment vous imaginez le futur de cet atelier ?
S’il y a un futur... Si vous imaginez un truc, quoi ? Parce que c'est vous qui êtes...
B : Il y a plein de possibilités de futur, en tout cas. Il y a déjà des choses qui sont en cours, en tout cas.
Y : Comme ?
B : Comme une fusion avec ceux de la MC2...
Y : Oui, c'est vrai, tu l'as dit, ils ont un atelier.
Ce serait chouette, ou pas ?
B : Ouais, ça serait carrément chouette si c'était bien fait, ouais. En fait, je pense que la lanière de l'atelier... Franchement, il y a besoin de toute façon, clairement.
En tout cas pour les compagnies locales. Après, moi je trouve que ce serait chouette si l'atelier s'ouvrait aussi à autre chose que du théâtre. Parce qu'au final, on fait des décors de théâtre.
Mais notre savoir-faire, il peut s'étendre à plein d'autres endroits. Ce n’est pas parce qu'on fait des décors de théâtre qu'on n'est pas capable de faire des décors pour un concert, de faire un fond de scène pour une asso, une enseigne pour une autre... Tu vois, des tas de choses.
Un savoir-faire, ouais, assez divers. Je pense que ce serait chouette si, à un moment donné, ça devenait l'atelier des assos grenobloises. Tu vois.
Où tout le monde pourrait venir. Ce serait chouette aussi s'il y avait un... Là, comme on a commencé à expérimenter depuis un an, là, j'ai commencé petit à petit à impliquer les compagnies dans la construction de leur propre décor.
Donc, ceux qui le veulent, ils peuvent venir. Ils apprennent à souder, à utiliser les machines électroportatives.
Y : Et en un an, t'as constaté quoi en proposant ça ?
B : Bah, tout le monde est plutôt content, quoi. À chaque fois qu'on te propose, il y a toujours quelqu'un qui va dire « Ouais, moi, ça me dit... » Et qui ne vient pas forcément sur le temps complet de la construction, mais la plupart du temps, ouais, ça joue le jeu, en tout cas.
Et puis après, on en reparle et il dit « Ah, bah, c'est super ! Je suis allé récupérer de la ferraille, je me suis construit une table basse. » Du coup, il y a une acquisition de savoir-faire qui est chouette, quoi.
Et puis, je reçois des photos de différentes... Il y en a un qui s'est fait un tandem, il a passé l'été dernier à fabriquer son tandem, à couper des bouts de vélo, à les souder à l'arc, et tout.
Je dis « Bon, a priori, il marche, il est super fonctionnel. Il est trop content. » Voilà, c'est un scénographe.
Y : OK, le savoir-faire, le transmettre. Super. Est-ce que les salles du TMG, vous faites le décor pour que ça aille sur scène, sur un plateau, et que ça se déplace.
Qu'est-ce que tu penses de la salle ? Je vais poser la question, d'ailleurs, de toute façon.
Est-ce que tu vas voir les spectacles, parfois ? Et quand tu vois tes décors, tu te dis un truc en particulier ?
B : Je vais voir les spectacles de moins en moins parce que des fois, c'est des histoires de vie, de temps, de tout ça. Oui, oui. Et puis, on va voir...
Ben là, ils sont en train de se démonter un décor à côté qu’on a monté en septembre dernier. Après, je vais voir des spectacles avec des compagnies que je suis depuis longtemps parce que j'aime bien son postulat artistique, en tout cas. Moi, je reconnais qu'on dépend du TMG, mais… fondamentalement, je ne sais pas si on... on a le sentiment de faire partie du théâtre. C'est un peu...
On est à part, on est loin. On les voit rarement à part pour les réunions ou quand le directeur technique Grégory passe nous voir. On est en lien avec les compagnies plus. Des fois, j'ai plus le sentiment de faire partie des compagnies avec lesquelles on a passé des semaines ensemble à construire le décor plutôt que le théâtre dans lequel je vais juste le voir. Parce que moi, quand j'y vais, je vais le voir, je ne le monte pas.
Je ne vais pas derrière la scène, je ne vais pas en coulisses. Je suis un cheminement de spectateur lambda, en fait. Même si je ne paie pas à ma place. Enfin, pas toujours.
Y : Et quand tu vois tes décors ?
B : Ah oui ! Ben... C'est mitigé, ça dépend des fois.
Des fois, je suis content. Des fois, je me dis qu’on aurait pu faire mieux. Dès fois, j'ai l'impression que c'est petit parce que ça dépend des salles.
Des fois, j'ai peur. J'ai peur que ce soit dangereux, des trucs comme ça. On dit, on a mal évalué ça, peut-être.
En fait, non, ça marche toujours, il n'y a jamais eu de problème. Des fois, j'ai des petits coups de stress. Voilà.
Mais l'ensemble, c'est toujours chouette. Moi, j'ai une fille de 10 ans. Et on va voir les spectacles ensemble. Elle est trop contente de voir les décors que papa a construits.
Ça joue grave.
Y : La dernière question, tu as une petite anecdote avec tout ce que je viens de demander, à partager ?
B : On avait fait un décor pour Natacha Dubois de la compagnie Mangeurs d'Etoiles, je crois. C'est peut-être celle de son frère.
Peu importe, le décor, c'était un petit conteneur à bateau qui se déploie, qui pivote, qui se transforme. Le spectacle, c'est le cheminement d'un migrant qui part d'Afrique et qui arrive en Europe. Au fur et à mesure, le décor se transformait.
D'abord, c'était un camion à l'arrière d'un camion. Après, c'était un ponton. À un moment donné, c'est un conteneur. Après, c'est une chambre. À chaque fois, il y avait des tas de trucs qui s’ouvraient et se refermaient. Il était assez lourd parce que la comédienne montait dessus.
Il fallait des sections métalliques pour tenir le poids de la comédienne sans risque, c’était sur roulette. Il y avait des télécommandes pour le faire bouger. À un moment donné, elle le déploie.
Quand elle le remonte, il y a une petite clavette qui avait dû être mal mise et qui est tombée. Elle s'est pris un bout sur la tête. C'est une petite partie du décor.
Le reste, BAM, il est tombé par terre. Elle l'a jouée. Elle a dit qu'elle s'était faite un peu mal, mais ça allait.
Elle le montait à deux mètres. Elle se l'est prise sur la tronche. Et surtout, la clavette était tombée par terre en plein spectacle, nuit, quoi. Donc, elle joue, elle continue à chanter son texte en cherchant la clavette. (rires)
Elle l'a retrouvée et ça s’est bien terminé.